Confinement : la philosophie peut-elle nous aider à bien vivre ?

Comment l’épidémie de Coronavirus redéfinit-elle nos vies ? Comment la philosophie peut-elle nous aider à bien vivre ces moments étranges ? Quelle sagesse pouvons-nous déployer ? Réponses avec le neuropsychiatre, psychanalyste et écrivain, Boris Cyrulnik, le directeur de la rédaction du Philosophie Magazine, Alexandre Lacroix, et la philosophe Claire Marin.

Le philosophe Blaise Pascal avait-il raison, au 17e siècle, en affirmant que « tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne pas savoir demeurer en repos dans une chambre » ?

Pour Claire Marin, cette situation est insupportable car elle nous renvoie à nos pensées sur notre misérable condition, à la peur de la maladie et de la mort. C’est pour cela que l’on essaie généralement à tout prix de ne pas rester seul avec soi-même.

Pour beaucoup, à l’heure du confinement, la chambre ou l’espace domestique est devenu quelque chose qui n’est plus seulement la sphère privée, ajouteAlexandre Lacroix. Le lieu est redoublé d’autres dimensions : une école pour les cours à distance, un bureau pour le télétravail, un lieu de réflexion sur la crise sociale et politique… Tous ces lieux, d’habitude disséminés, se retrouvent tout d’un coup recroquevillés dans un lieu unique.

Tout ce qui est vivant meurt un jour, c’est-à-dire que nous sommes contraints à la pulsation, explique Boris Cyrulnik : le jour/la nuit, l’éveil/le repos, la chambre/le social. Les deux sont opposés et pourtant fonctionnent ensemble.
« On est contraint à la chambre avec plaisir, à condition d’avoir eu auparavant et de rêver après de social. On est contraint au social à condition de pouvoir de temps en temps se réfugier dans les bras du lit et de régresser un peu. On est contraint aux deux en même temps. »

Que peut nous apporter la philosophie en ce moment ?

Pour Alexandre Lacroix, « le moment que nous traversons est un moment intrinsèquement philosophique, il est en lui-même une expérience philosophique.C’est un moment d’arrêt. Sous la pression de la globalisation libérale, d’économies tirées par la croissance, nos sociétés modernes se sont lancées dans la passion de l’accélération. Et là, il y a un point d’arrêt qui n’est pas individuel, comme le serait une maladie ou une retraite, il y a un point d’arrêt collectif. »

Tout à coup, on ne peut plus courir, il faut rester chez soi. Nous traversons collectivement un moment où nous pouvons nous interroger sur nos valeurs. La lecture de textes de philosophie, l’écoute de conversations avec des philosophes ou des penseurs apportent du discernement.

La thérapie par la philosophie, c’est la clarification conceptuelle, c’est-à-dire le discernement, le fait de ne pas se laisser emporter trop loin par les affects, de pouvoir mettre des mots précis sur les expériences que nous vivons, de pouvoir y voir un peu plus clair pour ne pas se laisser emporter par les angoisses qui peuvent remonter de l’intérieur, secrétées par le confinement et l’isolement.

Ce moment de suspension peut être vécu comme philosophique pour certains, pour qui c’est un luxe, une expérience un peu privilégiée, observe Claire Marin. Ils peuvent trouver dans la philosophie des supports de pensée, des horizons, des portes pour s’évader, que l’on peut trouver aussi dans la littérature. Pour d’autres, au contraire, c’est malheureusement une période où ils ont encore moins le temps de penser qu’auparavant.

Il y a des gens confinés chez eux et d’autres obligés par leur métier d’assurer le maintien de la civilisation matérielle et il y a là le germe d’une lutte des classes possibles.

Ce qui se joue aujourd’hui va-t-il nous transformer individuellement et collectivement ?

Comme après tous les traumatismes, nous allons être obligés de penser la vie autrement. Sinon, nous resterons prisonniers du passé, prisonniers du malheur, nous ne ferons que répéter, nous arrêterons de penser. C’est ce que l’on appelle le syndrome psycho traumatique.

« Si l’on pense, on est invité par le trauma à envisager une autre manière de vivre, et c’est la définition de la résilience, expliqueBoris Cyrulnik« On est contraint à réfléchir pour essayer de s’en sortir. On ne peut être bien dans sa chambre qu’en période de paix. Quand on est en guerre contre l’invisible, on a des angoisses. Si on ne fait rien, on est prisonnier, on est gelé. Si on se met à penser, on peut soit créer des merveilles et inventer une autre manière de vivre, soit créer des boucs émissaires, et là on ajoute du malheur au malheur. »

Boris Cyrulnik lit pour le moment des livres d’histoire et de civilisations. Il relit Sandraï qui raconte comment les épidémies ont modifié les cultures. Depuis que l’écriture existe, on voit comment les épidémies, en tuant beaucoup de monde, modifient la civilisation et nous obligent à penser différemment.

Est-il normal d’avoir peur ?

« Le confinement est une protection physique, mais c’est une agression psychique. En neurologie, on sait qu’un cerveau seul s’éteint. Un cerveau a besoin d’un autre pour être éveillé, pour se mettre à fonctionner. On a besoin de la présence et de la parole des autres pour que notre cerveau soit stimulé. Je ne peux devenir moi-même que s’il y a un autre auprès de moi, sinon je m’éteins ».

Boris Cyrulnik pense que le confinement, qui est bien sûr nécessaire, va provoquer des troubles psychiques. « Mais cela nous contraint à augmenter les mécanismes de défense. On peut être alors dans la production artistique, dans la philosophie. Certains auront une plongée intérieure, probablement mystique. »

A chaque catastrophe ou épidémie, on observe le même processus : augmentation du mysticisme, augmentation de la plongée dans un monde intérieur – la philosophie, la réflexion –, augmentation de la protection familiale et du groupe, et augmentation de la haine, de la recherche du bouc émissaire.

Il est prouvé neurologiquement que la prière, les croyances aident à lutter contre l’angoisse.

Assiste-t-on à la disparition de l’insouciance ?

On est en train de découvrir un autre versant de la réalité, qui touchait déjà les malades, les personnes âgées, qui vivent le confinement et l’angoisse. On découvre ce qu’est une menace, une inquiétude vitale. On assiste à une prise de conscience violente, radicale, de la fragilité d’un monde ou d’un système auquel on croyait de manière un peu légère.

Que penser des jeunes insouciants et inconscients ? L’adolescence, c’est l’âge de la transgression, rappelle Boris Cyrulnik. On a besoin de s’affirmer en s’opposant aux règles. Les ados croient se personnaliser en ne tenant pas compte des prescriptions sociales. « Sur le plan psychologique, ils font leur boulot d’adolescents. Mais sur le plan épidémiologique, ce comportement est dangereux parce qu’il fait voyager le virus. »

 

Quels liens humains à l’heure du coronavirus ?

Les liens humains se reconfigurent, se réinventent. Le numérique joue un grand rôle : il y a une intensification d’échanges via internet, des écrits, des photos, des conversations… « Bizarrement, je ressens une certaine chaleur, constate Alexandre Lacroix. « Les gens se demandent des nouvelles les uns des autres, entre collègues,… Il y a une proximité qui s’installe, un surcroît de civilité, de politesse, on est content de voir que l’autre est bien portant. Il y a pour le moment une revivification des liens humains, qui passe étrangement par la technostructure. »

On redécouvre aussi le téléphone, on s’appelle, ce qu’on ne faisait plus, ajouteClaire Marin. Il y a dans la voix quelque chose de plus touchant, de plus directement humain que dans les messages. Ce qui est premier dans les échanges, c’est d’abord le souci de l’autre, la dimension professionnelle vient après. C’est une belle expérience que nous faisons. Il y a des formes de solidarité inédites, qui avaient un peu disparu, entre voisins, entre amis.

Dans ces contacts, se manifestent des formes d’affection qui d’habitude n’osent pas se dire, peut-être par pudeur ou par contrainte sociale.

Peut-on espérer une décroissance de l’égoïsme à l’échelle mondiale ?

Le confinement va nous obliger à activer l’attachement : ceux qui étaient bien avant le virus vont téléphoner, lire, organiser des réunions par skype, des rituels familiaux, ils vont profiter de cette épreuve pour activer l’attachement et augmenter la solidarité. Ceux qui étaient fragilisés avant vont par contre être altérés par l’isolement social et décompenser, avoir des bouffées délirantes.

« Je pense qu’il va y avoir une révolution culturelle, avance Boris Cyrulnik. « Je fais le pari que quand la vie reprendra, que le virus sera mort et qu’on sera à nouveau autorisé à vivre, que culturellement beaucoup vont mettre en cause le sprint et l’excès de machines. »

Alexandre Lacroix est plus modéré : de façon structurelle, beaucoup d’entreprises, pour ne pas avoir à licencier, vont devoir rattraper la croissance perdue, il y aura donc un risque de réaccélération brutale, tout simplement pour ne pas risquer de perdre son travail. On pourrait tomber dans un productivisme post-crise, qui reproduirait en pire les travers de la période précédente.

Il est inquiet de voir déjà, après quelques jours de confinement, plusieurs lignes de front sociales se dessiner : une opposition entre les jeunes insouciants et les personnes âgées durement frappées, entre les bourgeois au confinement confortable et les prolétaires qui doivent travailler à l’extérieur et s’exposer au risque, entre la campagne et la ville. Il craint que ces lignes de fracture ne fassent quelques dégâts.

Après cette épidémie, l’idée de la fragilité qui est la nôtre va s’installer psychiquement en nous. L’incertitude sera plus intime, plus présente et plus angoissante. On peut espérer que cela engendrera des réactions positives, une prise de conscience. Mais on peut se rappeler aussi que souvent après une catastrophe, on voit émerger une forme de déni, de refoulement, et retrouver la vie d’avant peut nous donner l’impression que c’était juste une parenthèse et que cela n’arrivera plus, explique Claire Marin.

Notre rapport au temps va-t-il changer ?

Nous vivons avec le temps des écrans et tout à coup ce temps spatialisé se déchire, s’effondre sur lui-même. Pour Alexandre Lacroix, cela va laisser resurgir le temps psychologique, le temps du corps, le temps de la nature. Nous allons redécouvrir des temporalités que nous avions enfouies. Des temporalités plus incarnées, plus archaïques, plus sensibles.

Nous étions prisonniers du temps social et nous sommes en train de redécouvrir le temps intime.

A quoi se raccrocher pour tenir sur la distance ?

Alexandre Lacroix conseille de tenir un carnet de bord, d’écrire ou de dessiner, de retrouver ses passions de jeunesse, d’en tout cas faire quelque chose de ces semaines de confinement. Il suffirait de passer 2 ou 3 heures par jour à travailler à un beau projet pour que tout le reste de la journée soit coloré par autre chose que l’ennui, l’angoisse et les nouvelles alarmistes.

Pour Boris Cyrulnik, la recette d’adaptation au confinement tient à 3 choses : l’action, l’affection, la réflexion.

1 heure de culture physique devant son miroir pour secréter des endorphines tranquillisantes, des manifestations d’affection, comme celles qui ont soutenu les soldats pendant les guerres, et la réflexion, car comprendre, c’est maîtriser, c’est reprendre un peu de liberté.

Claire Marin voit dans cette période l’occasion de s’offrir une petite régression, si on la chance d’être confiné avec ses enfants. Cela peut être le moment de s’autoriser des divertissements plus créatifs, plus manuels, de mettre en place de nouveaux rituels pour alimenter ces liens d’affection. On a enfin du temps pour les liens et pour l’expression de l’affection !